lundi 20 août 2007

Cocaïne, la nouvelle ruée vers l'or ...

Tiré de

NAPLESSa baie, ses clans, sa coke
En cheville avec les narcos colombiens, les deux mafias du sud de l’Italie, la Camorra et la ’Ndrangheta, gèrent le trafic de cocaïne pour toute l’Europe. Au grand dam des policiers, souvent impuissants, raconte l’écrivain Roberto Saviano.
Il n’y a rien au monde qui puisse soutenir la comparaison avec elle. Rien qui puisse rapporter autant et aussi vite. Rien dont on puisse garantir la même distribution immédiate, le même approvisionnement en continu. Aucun autre produit, aucune autre idée, aucune autre marchandise qui ait vu son marché croître de façon exponentielle depuis plus de vingt ans. Aucun autre marché n’est assez vaste pour accueillir sans limites de nouveaux investisseurs, de nouveaux agents commerciaux, de nouveaux distributeurs. Il n’y a rien au monde d’aussi désiré ni d’aussi désirable. Rien qui présente un rapport aussi favorable entre l’offre et la demande : la première ne cesse de croître, galopant derrière la seconde, qui se renouvelle à travers les générations, les classes sociales et les cultures, devenant de plus en plus multiforme à mesure qu’apparaissent des exigences de qualité et de goût toujours plus variées.
La cocaïne, car c’est d’elle qu’il s’agit, est le véritable miracle du capitalisme contemporain et elle est capable d’en surmonter toutes les contradictions. Les rapaces l’appellent le pétrole blanc. Les “rapaces”, ce sont les groupes mafieux nigérians de Lagos et de Benin City, devenus des interlocuteurs incontournables pour le trafic de coke en Europe et en Amérique. La revue Foreign Policy ne compare-t-elle pas leurs réseaux criminels à la mafia italo-américaine ?
L’Italie est le pays où les intérêts du trafic de cocaïne s’organisent et se ramifient en macrostructures, c’est une plaque tournante du trafic international et de la gestion des capitaux investis. La coke est sans aucun doute le business le plus rentable du pays. C’est la première entreprise italienne, celle dont le réseau international est le plus développé. Elle peut compter sur une augmentation du nombre de consommateurs de 20 % par an, une progression impensable pour n’importe quel autre produit. Rien qu’avec la coke, les clans mafieux réalisent 60 fois le chiffre d’affaires de Fiat et 100 fois celui de Benetton. La Calabre et la Campanie fournissent les plus grands intermédiaires mondiaux du trafic. C’est en Campanie qu’ont été réalisées les plus grosses saisies de ces dernières années en Europe (1 tonne pour la seule année 2006). Et, en additionnant les données des polices antimafia de Calabre et de la région de Naples, on a pu calculer que la ’Ndrangheta, la mafia calabraise, et la Camorra, la mafia napolitaine, traitent environ 600 tonnes de cocaïne par an.
Les routes africaine, espagnole, bulgare, néerlandaise sont quelques-unes des voies de la coke, qui toutes convergent vers le même point, l’Italie, avant de repartir pour de nouvelles destinations. Grâce à leurs alliances avec les cartels équatoriens, colombiens et vénézuéliens, ’Ndrangheta et Camorra réussissent à faire circuler la cocaïne en Europe mieux que toute autre organisation. Agissant dans le cône d’ombre de Cosa Nostra, la mafia sicilienne, ces groupes – auxquels les médias italiens réservent traditionnellement une attention marginale – ont noué entre eux des alliances inédites, afin d’améliorer et de renouveler leurs capacités d’importation et de gestion de la drogue. Ainsi, les jeunes recrues de la ’Ndrangheta n’appellent plus celle-ci par son nom archaïque et dialectal, mais “Cosa Nuova”.
Un jour, sur une plage de Salerne [au sud de Naples], j’ai rencontré un de ces trafiquants. Un des rares qui éprouvent une certaine satisfaction à se faire appeler “narco”. Il se disait ami d’un chef de la guérilla colombienne, Salvatore Mancuso Gómez. Il m’en a parlé comme d’une sorte de demi-dieu, une puissance capable de mobiliser des capitaux énormes et de lier le sud de l’Italie à la Colombie par un indissoluble nœud coulant. Mancuso est le chef des Autodéfenses unies de Colombie (AUC), ces paramilitaires qui depuis des décennies sévissent sur plus de dix régions au cœur de la Colombie, disputant villages et plantations de coca aux guérilleros des Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC). On le surnomme El Mono, “le Singe”, à cause de son allure d’orang-outang agile et râblé, et aussi “Triple Zéro”, car il est responsable de la mort de 336 personnes, syndicalistes, maires, juges et militants des droits de l’homme, selon ses propres aveux.


Mancuso est parvenu à échapper à toute demande d’extradition, que ce soit de la part des Etats-Unis ou de l’Italie, dont les juges voudraient l’entendre à propos de l’exportation de tonnes de cocaïne. “El Mono” a déjoué ces demandes en se faisant arrêter dans son propre pays, où il a été condamné à quarante ans de prison pour le massacre d’El Aro, dans la commune d’Ituango [où 15 paysans ont été tués en octobre 1997 par un groupe des AUC commandé par Mancuso], un des plus sauvages qu’ait connus la Colombie. Actuellement, Mancuso collabore au processus de démobilisation des AUC, ce qui lui a valu, en vertu de la loi colombienne n° 975, une réduction de sa peine à seulement huit ans. “Triple Zéro” purge en principe celle-ci en travaillant dans une ferme du nord du pays, d’où il gère en fait la diffusion de la meilleure cocaïne colombienne, de concert avec les cartels italiens.
Des milliers d’hommes à son service, une flotte d’hélicoptères militaires et des régions entières sous sa domination ont fait de lui un souverain de la coke et de la forêt colombienne. Les enquêteurs américains et italiens ont démontré que c’est avec l’Italie que “Triple Zéro” fait la plupart de ses affaires. Il possède même un passeport italien. L’Italie serait la nation la plus sûre où se mettre à l’abri si la Colombie devenait trop risquée pour lui. Selon plusieurs enquêtes antimafia, Mancuso est le numéro un des narcotrafiquants qui inondent l’Europe de cocaïne en la débarquant dans les ports italiens.
En Italie, la contribution fondamentale des organisations mafieuses consiste à jouer les médiateurs entre les canaux de circulation et à assurer des fonds d’investissement en continu. Les capitaux qui servent à l’achat de la cocaïne sont appelés “mises”. Et les “mises” des clans italiens arrivent avant celles de tous les autres concurrents : elles sont ponctuelles, abondantes, fournissent aux producteurs des garanties sur la vente en gros et prennent même en charge le transport des chargements jusqu’à destination.
Une vaste enquête réalisée de concert avec l’Agence antidrogue américaine a mis au jour une nouvelle figure au sein du trafic de coke – celle du courtier – et a démontré que l’axe principal du trafic s’est déplacé de l’Espagne vers Naples.
Après les attentats du 11 mars 2004 [qui ont fait 191 morts], l’Espagne a décrété un niveau de sécurité maximal à ses frontières, ce qui s’est traduit par une augmentation exponentielle des contrôles effectués dans les ports et sur les véhicules personnels. Le pays, qui était considéré par les narcotrafiquants comme un énorme entrepôt où stocker la cocaïne non destinée au marché intérieur, devenait dès lors trop risqué pour servir de plaque tournante. Toute la drogue a donc été détournée vers d’autres ports comme Anvers, Rostock ou Salerne. La coke arrive une fois les “mises” fixées : ce ne sont pas seulement les clans qui participent à la répartition mais aussi les courriers, les courtiers et tout spéculateur désireux d’investir dans cette marchandise dotée du pouvoir alchimique de rapporter cent fois la mise de départ.
Les courtiers se rencontrent dans les hôtels du monde entier, de l’Equateur au Canada, et les meilleurs sont ceux qui créent des sociétés d’import-export. Ils traitent avec des producteurs, comme le Colombien Ciro Antonio Ojeda Diaz, qui, de Quito à Guayaquil, organisait ses contacts avec les Italiens à travers des sociétés d’import-export avec la Turquie. Les modalités du trafic géré par les courtiers napolitains dépassent l’imagination : depuis les boîtes de conserve où les sachets de drogue alternent avec les tranches d’ananas au sirop, jusqu’aux régimes de bananes où les boulettes de cocaïne sont introduites dans le corps de chaque banane dont la peau est ensuite recousue. Les courtiers sud-américains, comme Pastor et Elvin Guerrero Castillo, vivent souvent à Naples, d’où ils gèrent directement leurs affaires. En Italie, le courtier numéro un est le Napolitain Carmine Ferrara. D’après les enquêteurs, il gérait les plus grosses mises, qui étaient ensuite recueillies par les Nuvoletta, les Mazzarella, les Di Lauro, les Limelli, et les familles de Casal Di Principe. Des clans souvent rivaux, mais qui accèdent au marché de la coke à travers les mêmes courtiers. L’organisation du trafic est simple : les courtiers traitent avec les narcotrafiquants italiens, les courriers assurent le transport, puis les cavalli [chevaux], des hommes affiliés à tel ou tel clan, font passer la drogue aux divers sous-groupes liés au clan ; enfin, les cavallini la livrent aux dealers qui font la vente au détail. Chacun touche sa commission au passage, mais la cocaïne dans les grandes villes d’Italie est passée de 40 euros le gramme en 2004 à 10-15 euros aujourd’hui.

Le rôle des courtiers est fondamental pour les producteurs de cocaïne : ils ne sont pas membres des clans mafieux, n’ont qu’une connaissance sommaire des structures et du fonctionnement de ces clans et, donc, s’ils devaient être arrêtés, ils ne pourraient pas en dire grand-chose. Si un courtier disparaît, le cartel mafieux entre aussitôt en affaires avec de nouveaux courtiers ; de même, si une “famille” est démantelée, les courtiers garderont leurs interlocuteurs sans autre préjudice que la perte d’un client. Ils s’adresseront à d’autres familles, ou à de nouvelles familles qui feront alors leur entrée sur le marché.
On retrouve des traces de cocaïne sur plus de 80 % des pièces de monnaies italiennes ; les égouts de Florence contiennent davantage de résidus de poudre que ceux de Londres : la publication de données aussi inquiétantes ne soulève pourtant qu’un vent d’indignation passager. Le procureur Franco Roberti, chef de la section antimafia du parquet de Naples, rappelle quel est le véritable problème : “A Naples, on tue presque exclusivement pour la drogue. La cocaïne coule à flots et génère des profits fabuleux. Les clans se battent entre eux pour le contrôle des trafics. Si un clan investit 1 million d’euros dans une livraison de cocaïne, ça lui en rapporte au moins 4 millions – et dans un délai extrêmement bref.” Rien que pour les courtiers napolitains visés par la récente enquête Tiro Grosso, leurs affaires s’étendent de l’Espagne (Barcelone, Madrid, Málaga) à la France (Marseille et Paris), aux Pays-Bas (Amsterdam et La Haye), à la Belgique (Bruxelles) et à l’Allemagne (Münster). A cela s’ajoutent les courriers et les contacts en Croatie, en Grèce (Athènes), en Bulgarie (Sofia et Pleven), en Turquie (Istanbul), jusqu’à Bogotá et à Cúcuta en Colombie, à Caracas au Venezuela, à la République dominicaine et à Miami aux Etats-Unis.
Les courriers utilisés étaient tous rigoureusement inconnus des services de police et voyageaient dans des voitures pourvues de caches sophistiquées, avec des aménagements à peine imaginables. La cocaïne et le haschisch étaient conditionnés de façon à former un matelas étalé juste au-dessus du chassis, sur lequel était ensuite montée la caisse du véhicule. Une technique appelée “à la kamikaze” dans le jargon des mécaniciens des quartiers napolitains : de même que les kamikazes ont radicalement changé la stratégie militaire contemporaine, balayant l’efficacité des mesures défensives, qui se fondaient auparavant sur l’idée que l’attaquant s’efforçait de sauver sa peau, les “narcos” napolitains ont compris que la seule manière d’échapper à un barrage de police était d’organiser des transports qui, pour être découverts, nécessitent le démantèlement complet du véhicule. Une chose impossible pour une simple patrouille. Une fois, au cours d’une opération de saisie d’une automobile, les carabiniers, qui savaient avec certitude qu’elle contenait de la coke, ne parvenaient pas à la trouver, bien qu’ils aient démonté le véhicule pièce par pièce. Les chiens la sentaient, mais n’arrivaient pas à la localiser et s’agitaient l’écume à la gueule. La drogue était cachée sous sa forme cristallisée dans les fils du circuit électrique. Seul un expert en électricité automobile aurait pu la découvrir.

Pour le transport, les trafiquants utilisent leurs familles. Non pas au sens métaphorique du clan ou de l’entourage, mais tout simplement des parents et amis aux vies tout à fait ordinaires, aux casiers judiciaires vierges, exerçant les professions les plus disparates. C’est la meilleure manière de répartir les tâches. On leur offre un week-end en Espagne et 500 euros par personne pour le voyage. Les frais d’avocat sont bien sûr pris en charge en cas d’arrestation. Une famille au-dessus de tout soupçon – papa, maman et leur petite fille – qui part un samedi ou un dimanche matin n’attire pas l’attention de la police. Au printemps dernier, sur l’autoroute Rome-Naples, les carabiniers ont intercepté une de ces familles, qui voyageait dans une spacieuse Chrysler garnie d’un confortable coussin de 240 kilos de cocaïne. Quand ils ont arrêté les parents, le sous-officier, malgré tous ses efforts, n’arrivait pas à détacher des bras de sa mère la fillette complètement désespérée et en larmes. Et les visages de ces trafiquants du dimanche étaient incrédules, ils semblaient ne s’être pas vraiment rendu compte de ce qu’ils faisaient.

La Chrysler semble construite exprès pour les trafiquants : les ailes et l’intérieur des portières peuvent être remplis de coke à ras bord, au point qu’on ne peut plus descendre les vitres. Dans les années 1980, c’était la Fiat Panda. Aujourd’hui, tout trafiquant rêve d’avoir une Chrysler dans son écurie. Chacune de ces voitures est protégée par un système d’éclaireurs qui signalent un éventuel barrage routier et qui, à chaque péage, avertissent le chauffeur s’il doit sortir ou s’il peut poursuivre sur l’autoroute. Ils ne parlent jamais au téléphone de l’arrivée ou du départ d’un chargement et ils n’en connaissent même pas l’itinéraire complet. Ils savent seulement dans quelles villes ils ont des bases et ne signalent leur présence qu’une fois arrivés à destination, de manière que, au cas où on aurait intercepté leur conversation, il soit trop tard pour essayer de les arrêter. Pour chaque voyage, ils utilisent dans leur portable une nouvelle carte SIM qu’ils jettent ensuite. Un jour, au péage de Caserta Nord (au nord de Naples), un trafiquant comprend que les carabiniers l’attendent et qu’ils l’ont identifié. Il s’attarde alors au guichet, le temps d’appeler les autres : “Ils m’ont repéré. Appelez l’avocat, coupez tous les portables, faites tout stopper. A tout le monde.” Quand ils sont pris en filature, courriers et éclaireurs essaient de semer les voitures banalisées des carabiniers et disposent sur diverses aires de repos de semi-remorques au hayon grand ouvert, qui chargent la voiture et prennent la fuite. Des camions parmi tant d’autres. Anonymes. Le système des éclaireurs est si difficile à déjouer qu’en avril dernier, pour intercepter une voiture et arrêter un courrier, les carabiniers ont dû atterrir avec un hélicoptère sur l’autoroute en direction de Capoue.
Les méthodes pour déjouer les forces de l’ordre sont exténuantes pour celles-ci. Une voiture, pistée dans le cadre de l’opération Tiro Grosso, avant d’arriver d’Espagne à Naples, a fait le circuit suivant : partie de Vintimille, à la frontière avec la France, elle s’est rendue à Gênes, puis à Rome, de là à Florence, puis à Caserte et enfin à Naples. Toute la marchandise arrive à Naples, mais peut aussi repartir de Naples. Pistoia, La Spezia, Rome, Milan, puis Catane. C’est de Naples que partent tous les rails de coke qui vont garnir les nez poudrés d’Italie. Il n’y a aucun endroit où ne parvienne la coke négociée par les courtiers. Pas un groupe criminel qui ne traite avec eux. La mafia turque a demandé en urgence de la coke à des courtiers napolitains et leur a offert des armes en échange. Les enquêtes visant à démanteler le système de courtage sont extrêmement compliquées. Une grande partie du réseau traditionnel de la contrebande s’est reconvertie dans le trafic de cocaïne. Les enquêtes ont montré que le clan des Mazzarella a “prêté” aux courtiers ses “capitaines”, c’est-à-dire les conducteurs de hors-bord qui transportaient les cigarettes dans les années 1980 et maintenant apportent depuis les ports marocains et espagnols la drogue à Naples ou aux ports voisins de Mergellina et de Salerne. Avant d’être utilisé, un hors-bord Squalo 30 est nécessairement testé par ces “capitaines” napolitains insaisissables et experts inégalés des trafics par voie maritime. D’après les carabiniers, les introuvables frères Russo, les “parrains” en cavale de Nola, en Campanie, se cachent sur des bateaux, naviguant sans cesse à travers la Méditerranée et les océans, ne touchant jamais terre.
Naples est une ville où la petite criminalité et les règlements de comptes imposent des priorités et ne laissent guère de temps aux enquêteurs pour suivre les grosses affaires des clans et des barons de la coke. C’est une évidence que les courtiers connaissent bien. Mais ça ne se passe pas toujours comme ça. Pour le comprendre, il faut rencontrer le colonel Gaetano Maruccia, commandant des carabiniers pour la province [département] de Naples. Maruccia ressemble à Marlon Brando dans sa maturité, cheveux blancs peignés en arrière, une voix de baryton, un cigare rivé au coin de la bouche et dans son bureau une drôle de machine qui crachouille de temps à autre un parfum destiné à atténuer la puanteur du tabac. J’étais étonné par sa capacité à saisir le problème structurel de la région, alors qu’il est constamment dans l’urgence, pris dans les impératifs de la routine et l’exigence d’apporter des solutions immédiates. Mais Maruccia a les idées claires : “Il est fondamental de comprendre comment les capitaux générés par la cocaïne non seulement infiltrent le marché légal, mais comment ces mêmes capitaux déterminent fortement ce marché légal. Comprendre ce dernier point est pour nous le plus compliqué. Nos dernières enquêtes démontrent que Naples est une plaque tournante du trafic international de cocaïne, mais aussi un point de départ pour le blanchiment.

Découvrir les trafics, les réseaux d’approvisionnement, les multiples techniques pour faire arriver ici le haschisch et la cocaïne est un travail fondamental, mais c’est peut-être la partie la plus simple du travail. Ce que nous devons arriver à comprendre, ce sont les transformations : comment la coke se convertit rapidement en commerces, en entreprises, en immeubles, en opérations bancaires, en gestion du territoire, comment elle contamine le marché légal. On commence par démanteler cette économie-là et, ensuite, la petite criminalité et la criminalité ordinaire auront la vie difficile, sans espoir de croissance. Mais le parcours doit être celui-là et non l’inverse.”

Les hommes de Maruccia ont à leur palmarès de nombreux résultats. Dernièrement, le clan des Sarno, puissant dans le racket et le trafic de cocaïne, contrôlait un trafic d’armes avec les pays de l’Est en utilisant comme couverture des autocars transportant les aides ménagères qui venaient travailler en Italie : il a été pris dans un coup de filet qui s’est soldé par 70 arrestations. A Scampia [une banlieue de Naples], le trafic a été réduit, d’une part par l’arrestation des dealers de quartier, d’autre part par l’occupation systématique par des centaines d’agents des lieux où les clans ont l’habitude de dealer, empêchant ainsi toute velléité de révolte. “Il est indéniable que les clans savent créer des bénéfices pour une masse de gens à partir du trafic de cocaïne, c’est leur principal atout, avoue Maruccia. Transformer des banlieues sinistrées comme les quartiers nord de Naples en une zone industrielle florissante quoique criminelle est un savoir-faire mafieux que nous devons à tout prix démonter, comme on démonte des groupes industriels et financiers et non pas comme on tape sur une bande de voleurs de poules. Nous sommes face à l’entreprise la plus importante non seulement de la région, mais, je le crains, du pays tout entier. Quand il s’agit d’affronter les problèmes de Naples, il n’est pas question de rester dans les limites de la Campanie : les moyens, les ressources, l’attention des pouvoirs publics et des médias ne suffisent jamais, parce que les trafics partent d’ici et parfois aboutissent ici, mais surtout parce qu’ils s’étendent bien au-delà des frontières nationales. L’importance d’une coopération internationale efficace est déterminante dans la lutte contre les narcos. Elle doit fédérer tous les services, nationaux et internationaux, elle doit frapper les capitaux que les clans investissent partout dans le monde. Soit on part de cette évidence, soit on raisonnera toujours d’un point de vue partiel.”
Impensable, donc, d’observer le trafic de cocaïne comme une dynamique exclusivement criminelle. La cocaïne devient un prisme à travers lequel on peut analyser le développement d’une économie européenne ne possédant pas de pétrole. Et c’est aussi, sans aucun doute, une clé pour la compréhension de l’économie italienne. Il suffirait de suivre à la trace les investissements provenant de la cocaïne des courtiers napolitains et calabrais pour comprendre l’orientation des futurs marchés légaux.
Roberto Saviano
L'Espresso

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