samedi 27 février 2010

Allons-nous savoir retrouver nos instincts animaux pour sauver notre humanité ?

Tiré de

Des animaux doués d'empathie


C'est une scène de la vie ordinaire. Une aveugle, désorientée, cherche son chemin. Une voyante vient à son secours, la guidant de la voix. L'infirme la remercie par de bruyantes effusions. Scène ordinaire, à cela près qu'elle se passe en Thaïlande, dans un parc naturel, et que les deux protagonistes sont des éléphantes. Cet exemple est l'un de ceux dont fourmille le nouveau livre de l'éthologue Frans de Waal, spécialiste des primates et professeur de psychologie à Atlanta (Géorgie). Intitulée L'Age de l'empathie, cette passionnante leçon de choses, bousculant les frontières entre l'homme et l'animal, est aussi un plaidoyer pour le "vivre-ensemble" à l'usage de nos sociétés.

"La cupidité a vécu, l'empathie est de mise, proclame l'auteur. Il nous faut entièrement réviser nos hypothèses sur la nature humaine." A ceux, économistes ou responsables politiques, qui la croient régie par la seule lutte pour la survie - et, selon l'interprétation dévoyée que le darwinisme social a donnée de la théorie de l'évolution, par la sélection des individus les plus performants -, il oppose un autre principe, tout aussi actif que la compétition : l'empathie. C'est-à-dire la sensibilité aux émotions de l'autre. Une faculté compassionnelle qui, loin d'être l'apanage de l'homme, est partagée par de nombreux mammifères, à commencer par les primates, les éléphants et les dauphins. Et qui, de surcroît, est vieille comme le monde.

Dans ses formes les plus rudimentaires, ou les plus archaïques, elle se manifeste par l'imitation, ou la synchronisation des comportements : de même que nous applaudissons sur le même tempo que nos voisins à la fin d'un concert, que deux promeneurs accordent la longueur de leurs pas, ou que des vieux époux finissent par se ressembler, un attelage de chiens de traîneau se meut comme un corps unique, un chimpanzé baille à la vue d'un congénère se décrochant la mâchoire, et rit quand l'autre s'esclaffe. Mieux, cette contagion franchit la barrière des espèces : ainsi un singe rhésus bébé reproduit-il les mouvements de la bouche d'un expérimentateur humain.

Mais l'empathie a des expressions plus élaborées. Dans le parc national de Thaï, en Côte d'Ivoire, des chimpanzés ont été observés léchant le sang de compagnons attaqués par des léopards, et ralentissant l'allure pour permettre aux blessés de suivre le groupe. Dans la même communauté ont été décrits plusieurs cas d'adoption d'orphelins par des adultes femelles, mais aussi par des mâles. Une sollicitude qui peut sembler naturelle pour des animaux sociaux, qui trouvent un intérêt collectif à coopérer.

Comment l'expliquer, toutefois, lorsque l'individu n'a rien à gagner à un comportement empathique, qui devient alors proprement altruiste ? Une expérience a montré que des singes rhésus refusaient, plusieurs jours durant, de tirer sur une chaîne libérant de la nourriture si cette action envoyait une décharge électrique à un compagnon dont ils voyaient les convulsions. Préférant ainsi endurer la faim qu'assister à la souffrance d'un semblable.

Autoprotection contre un spectacle dérangeant ? Mais pourquoi, alors, un singe capucin de laboratoire ayant le choix entre deux jetons de couleurs différentes, dont l'un lui vaut un morceau de pomme tandis que l'autre garantit également cette récompense à un partenaire, opte-t-il pour le jeton assurant une gratification commune ? Mieux, pourquoi un chimpanzé ouvre-t-il une porte dont il sait qu'elle donnera accès à de la nourriture à un congénère, mais pas à lui-même ?

Pour Frans de Wall, la réponse tient en un mot : l'empathie, précisément, ou le souci du bien-être d'autrui. Même lorsque cet autre n'appartient pas à la même espèce que soi. On a vu, dans un zoo, une tigresse du Bengale nourrir des porcelets. Un bonobo hisser un oiseau inanimé au sommet d'un arbre pour tenter de le faire voler. Ou un chimpanzé remettre à l'eau un caneton malmené par de jeunes singes.

Dans ses formes les plus simples, la "sympathie" animale - terme employé par Darwin lui-même - ne mobilise nullement des capacités cognitives complexes, réputées propres à l'homme. Elle met en jeu, décrit l'éthologue, de purs mécanismes émotionnels. Des souris se montrent ainsi plus sensibles à la douleur quand elles ont vu souffrir d'autres souris dont elles sont familières. En revanche, des processus cognitifs entrent en jeu pour des modes de compassion plus complexes, nécessitant de se mettre à la place de l'autre. Comme lorsqu'un chimpanzé délaisse ses occupations pour venir réconforter un congénère molesté lors d'une rixe.

La compassion prendrait ses racines dans un processus évolutif lointain, à une période bien antérieure à l'espèce humaine, avec l'apparition des soins parentaux. "Pendant 200 millions d'années d'évolution des mammifères, les femelles sensibles à leur progéniture se reproduisirent davantage que les femelles froides et distantes. Il s'est sûrement exercé une incroyable pression de sélection sur cette sensibilité", suppose le chercheur. Voilà pourquoi les mammifères, dont les petits, allaités, réclament plus d'attention que ceux d'autres animaux, seraient les plus doués d'empathie. Et les femelles davantage que les mâles. Un trait que partageaient peut-être les derniers grands reptiles. Ce qui expliquerait pourquoi certains oiseaux - probables descendants des dinosaures - semblent eux aussi faire preuve de commisération. Le rythme cardiaque d'une oie femelle s'accélère ainsi, battant la chamade, quand son mâle est pris à partie par un autre palmipède.

L'éthologue ne verse pas pour autant dans l'angélisme. Comme pour les autres animaux, "il existe chez l'homme un penchant naturel à la compétition et à l'agressivité". Mais sa propension à la compassion est "tout aussi naturelle". Reste que l'empathie n'est pas toujours vertueuse. C'est aussi sur la capacité à ressentir les émotions d'autrui que se fondent la cruauté et la torture.


"L'Age de l'empathie, leçons de la nature pour une société solidaire", éditions Les liens qui libèrent, 2010, 392 p., 22,50 euros.

Pierre Le Hir