lundi 28 février 2011

Béji Caïd Essebsi: Bourguiba, "ni despote... ni démocrate"

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Béji Caïd Essebsi, le nouveau Premier ministre tunisien, fidèle du premier président de la Tunisie, témoignait, en 2009 pour L'Express, sur les coulisses de trente ans de pouvoir sans partage.

Le nouveau premier ministre tunisien de transition, Béji Caïd Essebsi a fait partie du premier cabinet constitué par Habib Bourguiba, au lendemain de la proclamation, en mars 1956, de l'indépendance de la Tunisie. Il a ensuite occupé plusieurs postes ministériels, dont celui de ministre des Affaires étrangères. En juillet 2009, Béji Caïd Essebsi a publié, chez un éditeur tunisien (1), un gros livre qui est à la fois une biographie du "père" de l'indépendance tunisienne et le récit des "années Bourguiba". L'ouvrage a connu un succès de vente qui en a fait, à l'échelle de la Tunisie, un best-seller.


Pourquoi ce sous-titre, "le bon grain et l'ivraie" ?

Habib Bourguiba a été un grand homme d'Etat. Il n'en était pas moins un homme. J'ai voulu rendre compte de ses mérites, mais aussi de ses limites et de ses contraintes. Il a changé la société et les mentalités, mais il a dû lutter pour faire prévaloir son projet.

L'indépendance de la Tunisie est reconnue le 20 mars 1956. Quelques semaines plus tard, le nouveau gouvernement institue une haute cour chargée de juger les nationalistes dissidents. Leur chef, Salah ben Youssef, est condamné à mort par contumace. Une façon de signifier qu'il n'y aura pas de place, dans la Tunisie de Bourguiba, pour une opposition ?

Je ne dirais pas cela. La dissidence youssefiste a éclaté bien avant l'indépendance, à l'automne 1954, au moment où s'engagent avec la France les négociations pour l'autonomie interne. A son retour en Tunisie, en septembre 1955, Salah ben Youssef a poursuivi sa campagne contre l'autonomie et pour l'indépendance totale. Puis il a radicalisé son hostilité à Bourguiba, en dépit de l'accession à l'indépendance de la Tunisie. Le congrès du parti destourien (Néo-Destour) de novembre 1955 a clairement tranché en faveur de la « politique des étapes », prônée par Bourguiba. Avant ces assises, les plus hauts dirigeants du parti, ainsi que ceux de l'Union générale des travailleurs de Tunisie (UGTT), le syndicat national, s'étaient rendus auprès de Ben Youssef, d'abord à Genève, puis à Tunis, pour le convaincre d'épargner au pays les luttes fratricides et les déchirements de la dissidence, dès lors que la victoire politique était enfin acquise. Mais, fort de l'appui du dirigeant égyptien Gamal Abdel Nasser, il a maintenu son option de guerre totale contre la France. Il prônait une résistance armée généralisée, incluant la Tunisie, le Maroc et l'Algérie. Bourguiba entendait, lui, privilégier la voie plus efficace de l'indépendance de la Tunisie, tout en affirmant son alliance avec la résistance algérienne. Le youssefisme n'était pas à proprement parler une opposition politique. C'était une autre vision de la Tunisie, du Maghreb et du monde arabe.

L'une des toutes premières réformes décidées par le gouvernement né de l'indépendance porte sur le Code du statut personnel, c'est-à-dire les droits de la femme. Pourquoi cette réforme a-t-elle été jugée prioritaire ?

Bourguiba est arrivé au pouvoir avec un projet. Il voulait faire de la Tunisie un pays moderne. Et il était convaincu qu'aucune évolution de la société ne serait possible s'il n'était pas mis fin aux archaïsmes qui caractérisaient la condition de la femme. Je me souviens de m'en être étonné, de lui avoir demandé s'il était vraiment, à ce point, prioritaire de nous attaquer à un sujet aussi controversé, alors que nous commencions à peine à prendre les rênes de l'Etat. Il m'a répondu que s'il ne faisait pas, lui, cette réforme, personne d'autre ne la ferait. Et il a ajouté que s'il ne la faisait pas immédiatement, il n'était pas certain de pouvoir la faire plus tard...

Ces réformes ne correspondaient pas à une attente de la population. C'était une modernisation imposée d'en haut...

Je dirais plutôt "initiée" d'en haut. C'était la seule solution si nous voulions moderniser le pays, le sortir du carcan passéiste dans lequel il était enfermé. D'ailleurs, il n'y avait pas que la question du statut de la femme. Bourguiba a réformé aussi l'enseignement, qu'il a généralisé en maintenant, à tous les niveaux, l'arabe et le français. Il a liquidé les habous (biens religieux), milité contre le port du voile, légalisé l'avortement, amorcé la lutte contre les bidonvilles. C'est vrai que la réforme du Code du statut personnel est celle qui a soulevé le plus de résistances. Si elle avait été soumise à référendum, elle n'aurait sans doute pas recueilli la majorité. Nous la devons véritablement au volontarisme et à la clairvoyance de Bourguiba.

Ensuite, la situation se gâte. La mise en place, au nom du socialisme destourien, dans les années 1960, d'un système coopératif suscite beaucoup de mécontentements. En même temps, la réforme du Destour, adoptée en 1964 lors du congrès de Bizerte, instaure une véritable confusion entre l'Etat et le parti.

Vous écrivez que Bourguiba avait "une certaine allergie à la démocratie" et que "son jugement propre était à ses yeux le seul qui devait prévaloir pour le salut de la Tunisie" C'est, peu ou prou, la définition du despotisme éclairé...

Bourguiba n'était certainement pas un despote. C'était un homme autoritaire. Lui-même ne se disait d'ailleurs pas démocrate. Il ne s'estimait pas concerné par la question démocratique, les élections et leurs aléas... Il était intimement convaincu qu'il tenait du peuple tunisien un mandat qui transcendait ces contingences. Sa légitimité était historique. Elle reposait sur un lien singulier qui l'unissait au peuple de Tunisie depuis l'accueil triomphal qu'on lui avait offert lors de son retour au pays, le 1er juin 1955, après son exil en France. Cela dit, il est exact que le congrès de Bizerte, en octobre 1964, a marqué un tournant. Les structures de l'Etat et du parti ont été amalgamées, ce qui a restreint le débat démocratique à l'intérieur du parti et fait le lit de l'autoritarisme. Et Bourguiba s'est ensuite, peu à peu, isolé.

A partir de 1971, et plus encore de 1975, quand Bourguiba devient président à vie, vous êtes plusieurs, au sein du Destour, à critiquer le déficit démocratique, sans pour autant remettre en cause, au moins au début, le principe du parti unique. Cette démarche se traduit en 1977 par la création de deux journaux, Al Ra'y, en langue arabe - qui va donner son nom au courant - et Démocratie, en français. Mais le groupe se scinde assez rapidement. Pour faire entrer le pluralisme dans les faits, une partie de ses membres, autour d'Ahmed Mestiri, optent finalement pour la création d'une nouvelle formation, le Mouvement des démocrates socialistes (MDS). Vous êtes de ceux qui décident de rester dans le giron du Destour. Pourquoi ? Peur de couper le cordon ombilical ?

Je suis, dès ce moment-là, favorable au principe du multipartisme. Mais je connais aussi la réalité de mon pays. Je suis convaincu que, sans l'appui de Bourguiba, la tentative est vouée à l'échec. Je pense qu'il faut d'abord le convaincre.

Croyez-vous que c'est possible ?

Oui, car Bourguiba est un pragmatique qui sait composer avec les forces en présence. Lorsqu'il m'a demandé, après la nomination en 1980 de Mohamed Mzali au poste de Premier ministre, de revenir au gouvernement - où je n'étais plus depuis le début des années 1970 - j'ai d'abord refusé. Il m'a demandé pourquoi. Je lui ai alors expliqué que je ne croyais plus au parti unique. Je voulais rester destourien, contrairement à Mestiri, mais je pensais que d'autres formations que la nôtre devaient pouvoir exister. Et qu'il fallait que cette réforme vînt de lui. Il s'y est engagé et je suis entré au gouvernement. Peu après, au cours d'un congrès du parti, il a officiellement indiqué qu'il ne voyait « pas d'inconvénient » à ce qu'il y ait d'autres forces politiques.

Mais la tentative d'ouverture du régime, que l'on attendait à l'occasion des élections législatives de 1981, échoue lamentablement. On bourre les urnes pour empêcher les partisans de Mestiri d'entrer au Parlement et d'obtenir les 5 % qui permettraient au MDS d'avoir une existence légale. Sans qu'aucun des partisans de la démocratisation du régime ne démissionne...

On n'a pas bourré les urnes. On a décidé, avant même l'ouverture du scrutin, d'ignorer le vote des électeurs et de publier des résultats fabriqués de toutes pièces. Le gouvernement était divisé sur cette question du multipartisme et, malheureusement, nous n'avons pas tous tenu le même discours à Bourguiba. Moi, je n'étais plus en première ligne, car le chef de l'Etat m'avait entre-temps demandé de prendre le poste de ministre des Affaires étrangères, ce qui était aussi une façon de m'éloigner de la politique intérieure. Le ministre de l'Intérieur, Driss Guiga, était, lui, convaincu que Bourguiba, en dépit de ses déclarations devant le congrès du parti, ne voulait pas du multipartisme. J'ignore quelle a été la teneur exacte de ses conversations avec le président, je ne sais pas non plus s'il a reçu de sa part des instructions précises, ou s'il a interprété ses désirs. Il a en tout cas concouru à altérer la portée de ces élections, qui devaient être le moment de vérité du gouvernement Mzali.

Pourtant, personne n'a démissionné, même pas vous, qui aviez quitté avec fracas, en 1972, votre poste d'ambassadeur en France...

Non. Mzali, le chef du gouvernement, informé par Guiga la veille même des élections, a publiquement regretté par la suite de ne pas avoir claqué la porte à l'occasion de cet échec. Nous, les autres ministres de l'ouverture, n'avons appris que plusieurs mois plus tard ce qui s'était réellement passé, même si nous étions conscients que le crédit du gouvernement était atteint. Puis, en décembre 1983, il y eut les « émeutes du pain », une série de manifestations violentes pour protester contre la hausse des prix. Le gouvernement en a été encore plus fragilisé. L'objectif de la démocratisation a alors été mis entre parenthèses.

A ce moment-là déjà, et pendant toutes les années qui suivent, la vie politique tunisienne est envenimée par la question de la succession de Bourguiba. Les luttes d'influence s'exacerbent à partir de 1984, avec l'arrivée au palais de Carthage, auprès d'un Bourguiba vieilli, de sa nièce Saïda Sassi. Vous n'aimez guère ce personnage ... Quelle était sa relation avec Bourguiba ? Pourquoi a-t-elle réussi à acquérir une telle influence ?

Depuis quelques années déjà, Bourguiba était affaibli par l'âge. Il vivait enfermé dans son palais, sans contact avec l'extérieur. Il s'est éloigné aussi de son épouse, Wassila. Peu à peu, il s'est entouré d'une camarilla presque exclusivement composée de Monastiriens, comme lui. Dont sa nièce Saïda Sassi. Elle l'adorait, elle dormait à ses pieds sur la descente de lit, mais elle passait son temps à lui faire croire que les uns ou les autres lui en voulaient, à le monter contre tout le monde. Elle aimait l'argent aussi, alors que lui, toute sa vie, a été totalement désintéressé. C'était une intrigante. Son influence a été catastrophique.

Les autres femmes qui ont compté pour Bourguiba furent sa première épouse, Mathilde, et sa seconde, Wassila. Qui étaient-elles ? Wassila a-t-elle réellement, comme on l'a souvent dit, joué un rôle politique ?

La première femme qui a compté pour Bourguiba, c'est sa mère. C'est à travers elle qu'il a pris conscience de la condition féminine et de la nécessité de la réformer. Sa première épouse, Mathilde, une Française, était une femme de vertu et d'une grande droiture. Elle l'a aidé lorsqu'il était étudiant et l'a soutenu quand il menait la lutte politique et quand il était en prison. Wassila, enfin, a été le grand amour de Bourguiba. Elle était mariée lorsqu'il l'a rencontrée. Après l'indépendance, ils ont divorcé l'un et l'autre pour pouvoir s'unir.

C'était une femme très politique ?

Elle était politique jusqu'au bout des ongles. Elle écoutait tout, se tenait informée de tout. Elle a souvent eu un rôle modérateur, empêchant son mari de se laisser emporter par ses foucades. Cela, c'était positif. Mais elle voulait se mêler de tout, rencontrer les chefs d'Etat étrangers... Elle et lui se sont souvent affrontés.

En novembre 1987, Zine el-Abidine ben Ali, alors Premier ministre, destitue Bourguiba, déclaré inapte à gouverner par le corps médical. Comment réagissez-vous ?

Avec soulagement. Bourguiba était réellement inapte à gouverner. Il n'était déjà plus là. La Constitution tunisienne prévoit qu'en cas de vacance du pouvoir c'est au Premier ministre d'assurer les fonctions de chef de l'Etat. Cette disposition avait été voulue par Bourguiba, qui avait fait modifier la Constitution, quelques années auparavant, parce qu'il souhaitait pouvoir choisir son dauphin. Franchement, la transition s'est passée aussi bien que possible.

Plus de vingt ans se sont écoulés. Comment expliquez-vous le large intérêt suscité par votre livre en Tunisie ?

Les Tunisiens qui ont connu la période Bourguiba veulent mieux comprendre certains épisodes marquants; ils cherchent aussi sans doute à saisir la cohérence politique et philosophique de ce long règne, peut-être à revivre les émotions de la résistance, la fierté de la victoire et des années glorieuses. Ceux qui sont trop jeunes pour l'avoir connue réalisent qu'un voile a été jeté sur cette page de notre histoire, voile qu'ils veulent lever, ne serait-ce que pour comprendre les rêves de leurs aînés. Ce livre, je l'ai surtout écrit en pensant à eux, à ces jeunes qui ignorent tout des luttes et des sacrifices qui ont fait la Tunisie d'aujourd'hui. Ils lui ont réservé un accueil qui me touche profondément. Je crois que le bon grain a levé.

Vous émettez le voeu que la statue équestre de Bourguiba, transférée en 1988 dans la petite ville côtière de La Goulette, reprenne un jour sa place à Tunis, sur l'avenue qui porte son nom. Est-ce trop tôt, selon vous ?

La statue équestre de Bourguiba retrouvera, tôt ou tard, sa place sur l'avenue principale de notre capitale. C'est son destin.

(1) Habib Bourguiba. Le Bon Grain et l'Ivraie. Sud Editions, Tunis, avril 2009, 525 p.


Les années Bourguiba

Août 1903 Naissance de Habib Bourguiba à Monastir.

Mars 1934 Naissance, au congrès de Ksar-Hellal, du Néo-Destour.

Juillet 1954 Pierre Mendès France proclame l'autonomie interne de la Tunisie.

Juin 1955 Retour triomphal de Bourguiba à Tunis.

Mars 1956 Proclamation de l'indépendance de la Tunisie.

Avril 1956 Habib Bourguiba est Premier ministre.

Août 1956 Promulgation du Code du statut personnel.

Juillet 1957 Proclamation de la République. Bourguiba devient président par intérim.

Novembre 1959 Bourguiba est élu président de la République.

Septembre 1969 Ahmed ben Salah est privé de toutes ses responsabilités ministérielles.

Mars 1975 Bourguiba devient président à vie.

Avril 1980 Mohamed Mzali devient Premier ministre.

Juillet 1986 Limogeage de Mohamed Mzali.

Août 1986 Prononciation du divorce entre Bourguiba et Wassila ben Ammar.

Novembre 1987 Destitution de Bourguiba, "inapte à exercer les fonctions inhérentes à sa charge".

Avril 2000 Décès de Bourguiba à Monastir.


Historiquement, le Destour est le premier parti tunisien. Il a été fondé en 1920 par des notables tunisiens opposés à la tutelle de la France sur leur pays. En 1934, une scission à l'intérieur du parti débouche sur la création du Néo-Destour par une équipe de jeunes intellectuels conduits par Habib Bourguiba. La formation change de nom en 1964. Elle devient alors le Parti socialiste destourien (PSD). En 1988, le nouveau chef de l'Etat, Zine el Abidine ben Ali, en fait le Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD), encore aujourd'hui le parti dominant malgré un multipartisme théorique.

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