Passé la porte blindée, c'est un univers parallèle. Les plants de marijuana vousarrivent à l'épaule. Les lampes au sodium à haute pression qui remplacent le soleil douze heures par jour donnent à l'endroit un halo irréel (le reste du temps, la plante a le droit de se reposer). Les fleurs sont énormes, soignées, pulpeuses."Une photo ?" propose Andy Williams, le propriétaire des lieux, pas mécontent de l'effet. Photo, assurément, quoiqu'on ne sache pas de quoi il faut s'étonner le plus : poser au milieu d'une plantation de drogue ou être entouré de l'équivalent de 100 000 dollars dans des pots de fleurs.
Andy Williams, 44 ans, n'a rien d'un dealer. Ancien ingénieur militaire, il a une allure de patron de PME et son bureau est décoré d'une photo de Joe DiMaggio, le légendaire joueur de base-ball. Andy Williams avait occupé plusieurs emplois dans l'industrie de l'armement quand la marijuana médicale a commencé à prendre de l'essor dans le Colorado. Il n'était pas consommateur, mais son frère Pete avait quelque expérience de la culture du pot. Fin 2008, les deux frères ont fondéMedicine Man, un dispensaire qui fait maintenant plus d'un million de dollars de chiffre d'affaires et emploie 31 personnes (dont le fils de Pete, qui nettoie les plantes avec dévotion).
Andy Williams ne fume toujours pas - "ça ne me réussit pas", s'excuse-t-il - mais côté business, il s'y connaît. Son dispensaire est situé dans un quartier populaire et à quelques kilomètres de l'aéroport, ce qui sera un atout, rêve-t-il, quand les touristes viendront de tout le pays goûter les paysages du Colorado et sa "ganja". Devant l'immeuble, barré d'une croix verte, le parking ne désemplit pas. Pourfranchir le sas de sécurité et entrer dans le magasin, il faut montrer sa carte de patient affecté d'une maladie - parfois incurable mais le plus souvent assez relative. Il y a dix ans, quand la marijuana a commencé à être tolérée, la moyenne d'âge des patients était de 55 ans. Aujourd'hui, elle est de 28 ans. Les deux tiers d'entre eux souffrent de mal au dos, "chronique", il est vrai.
POMMADES ET BAKLAVAS
Cinquante caméras balaient les locaux de Medicine Man. Dans la salle de contrôle, Dan, tête de bouledogue, vérifie que tout le monde se tient bien. Lui aussi est un ancien militaire. Boxeur professionnel, il entend profiter de la manne. "C'est la nouvelle ruée vers l'or", rigole Pete Williams. Andy Williams, lui, cherche àagrandir l'entreprise, puisque la marijuana ne sera bientôt plus réservée aux seuls malades. Il a pris contact avec Chineseinvestors.com, une entreprise qui met les firmes américaines en relation avec des investisseurs chinois...
Quatre mois après le référendum du 6 novembre 2012 qui a légalisé la possession d'une once (28,34 g) de marijuana pour les adultes de plus de 21 ans, le Colorado prépare la fin de la prohibition, une expérience sans précédent aux Etats-Unis et même dans le monde (les Pays-Bas n'en sont qu'à la dépénalisation). Le groupe de travail créé par le gouverneur pour préciser les modalités d'application de l'amendement 64, adopté avec une majorité de 55 % des électeurs, doit remettreses conclusions le 11 mars. Avant fin mai, le Congrès de l'Etat devra modifier la législation. Et le 1er janvier 2014, les magasins pourrontservir de la marijuana pour tous et dans tous ses états : herbe, mais aussi cookies, boissons pétillantes, pommade pour les rhumatismes, baklavas, cigarettes électroniques...
A moins que Washington ne s'en mêle. Depuis son élection en 2008, Barack Obama - lui-même fumeur dans sa jeunesse - a brillé par sa réserve. Son administration a laissé se mettre en place plusieurs milliers de dispensaires de marijuana médicale dans le pays, intervenant au cas par cas lors d'excès trop voyants. A Denver, quand 61 établissements s'étaient installés trop près des écoles, la police les a menacés de fermeture s'ils ne déménageaient pas dans les 45 jours. "Ce jour-là, j'ai compris, raconte Kayvan Khalatbari, un militant de la première heure. Quand la seule sanction c'est de délocaliser votre opération illégale, c'est le signe que la police n'a pas l'intention de s'opposer."
THC UNIVERSITY
Mais le gouvernement fédéral va être forcé de se prononcer. Le 5 mars, le rapport annuel de l'Organe international de contrôle des stupéfiants (OICS), une agence de l'ONU, a appelé les Etats-Unis à respecter leurs obligations internationales sur"l'intégralité de leur territoire". Dans les cercles de réflexion, les experts s'interrogent. Un Etat peut-il s'affranchir des obligations de l'Etat fédéral ? Début janvier, la Brookings Institution, un think tank de Washington, avait organisé un débat sur la question. Dans le public, un diplomate néerlandais a protesté. "Vous demandez toujours aux autres d'obéir à ces traités internationaux. Si vous ne le faites plus, est-ce que cela signifie que d'autres pays producteurs de drogue pourraient décider de ne plus les respecter non plus ?" L'argument a été repris par un économiste d'origine colombienne. "Le régime de lutte contre la drogue est une création américaine. L'attitude du gouvernement va avoir des répercussions non seulement sur la guerre contre la drogue en Amérique latine, mais aussi sur la crédibilité de la politique américaine."
Mais dans le Colorado, les électeurs sont loin de penser aux répercussions sur les Pays-Bas. La marijuana a fait naître tout un secteur économique. La profession a maintenant ses cabinets d'avocats, ses experts-comptables, son logiciel de gestion des stocks ("Marijuana freeway") et sa compagnie d'assurances, Cannassure, couverte par la Lloyds. Les banques sont les dernières à tergiverser. Elles ont envie d'en être mais craignent de perdre leur agrément fédéral. En attendant, les cultivateurs se débrouillent. Les "petits" n'acceptent que les paiements en liquide. Les plus gros contournent l'obstacle, comme Kayvan Khalatbari, qui a ouvert une pizzeria. La banque fait mine de croire que c'est du restaurant que provient l'argent.
La marijuana a même son université : la THC University (du nom du principal composant psychoactif du cannabis, le tétrahydrocannabinol). On y apprend àcultiver ses plants soi-même, ce qui apparemment ne va pas de soi : la formationdure toute une journée. A 175 dollars la séance, les cours sont pleins. En même temps que la consommation, l'amendement 64 a autorisé les plantations individuelles, une première aux Etats-Unis. Chaque adulte a le droit de cultiver six plants ; obligatoirement à l'intérieur de sa maison et, s'il a des enfants de moins de 21 ans, les pots doivent être dans une pièce fermée.
BOUTURES SUR PLANTS DE TOMATES
L'université est une idée de Matt Jones, 24 ans, et de son camarade Freeman LaFleur, 25 ans, qui l'ont trouvée plus prometteuse que leur job de designers de sites Web. Pour la leçon inaugurale, le 9 février, l'un des inscrits avait fait le déplacement depuis la Floride, et une autre du Nouveau-Mexique. La classe se tient dans une salle louée à l'université. "Par souci de respectabilité, dit Matt Jones.On veut changer les stéréotypes." L'université a hésité, de peur de perdre ses subventions publiques. Mais le campus est une zone "sans drogue" : les apparences sont sauves. Les élèves s'entraînent à faire des boutures sur des pieds de tomates. Après, ils ont droit à une séance de travaux pratiques dans les locaux de la plantation Karmaceuticals, où Brian Chalupa, 37 ans, un ancien aide-soignant reconverti dans le jardinage, leur explique les secrets du métier : la marijuana est une plante délicate qui a besoin d'un supplément de carbone. Et elle déteste l'eau du robinet non filtrée.
Comme Andy Williams, le medicine man, beaucoup sont là pour faire des affaires, attirés par la promesse d'un boom économique. "Chacun pense qu'il sera peut-être le Budweiser de la marijuana dans dix ans", décrit Brian Vicente, l'un des architectes de l'amendement 64, qui est maintenant à la tête d'un cabinet de six avocats spécialisés dans le "droit de la marijuana". D'autres sont des idéalistes, des militants de la dépénalisation, comme Kayvan Khalatbari, qui finissait ses études d'ingénieur en électricité lorsqu'il a rencontré un malade du sida dont le cannabis calmait les souffrances. En 2008, avec un copain et 200 g de pot, il a ouvert Denver Relief sur Broadway, la grande avenue qui traverse Denver. C'est aujourd'hui un dispensaire high-tech, doublé d'un hangar de production dans la zone industrielle. Investissement : 500 000 dollars, qu'il finit tout juste derembourser. "C'est excitant, on a l'impression d'assister au départ d'une nouvelle industrie. Mais je ne fais pas cela pour essayer d'être milliardaire", précise-t-il.
Corine Lesnes (Washington, correspondante) Correspondante du Monde aux Etats-Unis
Et oui, la radio ne marchant plus depuis trop longtemps, je vous propose un lecteur Jamendo pour que vous puissiez écouter de la musique quand même ;o))
Donc, tout d'abord, un bon vieux groupe punk français de quand j'étais jeune ;o))
Et ensuite, un très bon album de dub (fallait pas moins quand on ose prendre King Dubby comme nom de scène ;o))